La gestion traditionnelle
En revisitant «The Innovator’s Method, 2014» écrit par Furr & Dyer, je me suis mis à réfléchir sur la déclaration de Scott Cook, fondateur et dirigeant de Intuit « When MBAs come to us we have to fundamentally retain them- Nothing they learned will help them succeed at innovation.» Cette critique de la formation traditionnelle en management a été rapportée par plusieurs dirigeants d’entreprises technologiques dont Elon Musk, fondateur de Tesla, Space X et PayPal. La vérité est que les écoles de gestion forment des gestionnaires d’abord et avant tout pour opérer de façon efficace lorsqu’une entreprise est mature « en mode exploitation tel que décrit dans le graphique 1 de mon dernier article». En effet, en mode exploitation, les incertitudes d’affaires sont faibles et de façon générale, le gestionnaire possède les compétences et les informations utiles pour prédire l’avenir de son entreprise et du positionnement qui l’orientera vers le succès. Ainsi, l’élément distinctif d’un bon gestionnaire repose sur sa capacité à élaborer des plans «stratégiques» et de prendre les bonnes décisions pour les exécuter.
Furr et Dyer expliquent de façon éloquente les fondements de l’enseignement des écoles de gestion. Tout est basé sur les principes de Frederick Taylor et plus particulièrement sur son ouvrage célèbre publié en 1911 «Principles of Scientific Management». Plusieurs industriels de l’époque dont Henry Ford, Alfred Sloan,etc. ont fait du taylorisme la méthode de référence du management de production, ce qui a permis aux enseignements de Taylor de se répandre à travers les écoles de gestion aux USA et aux pays industrialisés. En bref, le taylorisme consiste en une organisation rationnelle du travail qui est divisée en tâches élémentaires «standards», simples et répétitives, confiées à des travailleurs spécialisés. L’objectif principal du taylorisme est d’obtenir la meilleure productivité possible. Le gestionnaire peut ainsi analyser chaque tâche et l’optimiser en fonction du temps d’execution et de tous les éléments qui rentrent dans le calcul du coût de fabrication. L’autre dimension importante du taylorisme est de rendre la standardisation des tâches un outil efficace pour mesurer la performance des travailleurs en fonction des objectifs dictés par les gestionnaires. À leurs tours, les gestionnaires sont évalués par rapport aux paramètres de performance dictés par la haute direction de l’entreprise.
La spécialisation et la standardisation des tâches ont montré leurs preuves en contribuant positivement à rendre toutes les organisations qui l’appliquent très performantes. De nos jours, les principes de Taylor ont beaucoup évolué afin de rendre ses méthodes plus humaines et surtout plus motivantes. On parle alors du post-taylorisme, un terme utilisé pour désigner une organisation de travail qui, sous diverses formes, permet aux travailleurs de participer aux décisions relatives à la production. Fort heureusement, nous ne sommes plus à l’époque bien illustrée par Charlie Chaplin dans son film «les temps modernes»! Au delà de la production, il est intéressant de noter que nous nous sommes adaptés au taylorisme et on le vit de façon naturelle, même au niveau des structures organisationnelles des entreprises. Tout est divisé selon des fonctions spécialisées : RH, R&D, approvisionnement, opérations, finance, marketing etc. Les grandes entreprises utilisent le concept de filiales spécialisées pour offrir des prestations à des clients ciblés. Alfred Sloan était un gestionnaire accompli qui a très bien compris le taylorisme. Il a transformé General Motors (GM) pour la reconfigurer en divisions autonomes spécialisées dans différents segments de marchés: Cadillac, Buick, Chevy et Pontiac.
La gestion entrepreneuriale
Contrairement à une entreprise mature dont les risques d’affaires sont maîtrisés, une startup, selon Eric Ries (The Lean Startup, 2011), est une institution humaine conçue pour créer un nouveau produit ou service selon des conditions d’extrêmes incertitudes. La définition du terme startup est importante car il s’agit de développer des produits issus principalement d’innovations radicales ou de rupture. Eric Ries a introduit la notion de gestion entrepreneuriale, deux termes quasi-opposés pour souligner l’importance d’améliorer la gestion au sein des startups. Beaucoup d’entrepreneurs lancent des startups, mais malheureusement, un nombre élevé parmi eux échouent, car ils appliquent «la mauvaise théorie», celle des écoles traditionnelles de gestion. Suivre l’évolution d’une startup en appliquant les indicateurs de performance de la gestion traditionnelle conduit généralement vers un échec. C’est ce que Ries appelle «vanity metrics». Pour apprendre un peu plus sur la méthodologie lean startup, je vous invite à lire mon article intitulé «Les trois piliers requis à toute entreprise innovante»
Paradoxalement, les startups ayant connu des succès époustouflants sont nombreuses: Apple, Microsoft, Google, Intuit, Tesla, Paypal, Amazon, Ali Baba et la liste est très longue sans oublier les précurseurs du début du siècle dernier, notamment les pionniers de l’industrie automobile, dont William Durant et Henry Ford. Ce dernier est considéré parmi les entrepreneurs ayant connu le plus de succès de tous les temps! La grande question qui fascine est de comprendre l’ADN de cette classe d’entrepreneurs innovants hors normes!
Plusieurs chercheurs ont mené des enquêtes à grande échelle afin d’étudier ce qui caractérise les startups à succès. Les plus connus de ces chercheurs sont Clayton Christensen, Jeff Dyer, Tom Kelley, Michael Raynor et Eric Ries, pour ne citer que ceux là. Bien entendu, il serait difficile de résumer en quelques lignes les nombreux articles et livres publiés sur ce sujet. Toutefois, les chercheurs s’entendent pour dire que les entrepreneurs innovateurs réfléchissent différemment par rapport au commun des mortels! Dans «The Innovator’s DNA» publié par Dyer, Gregersen et Christensen en 2014, on apprend que ces chercheurs ont mené leurs travaux sur une période de 8 ans auprès de 100 innovateurs et fondateurs d’entreprises ayant été à l »origine de produits révolutionnaires issus d’innovations disruptives ou radicales. Les chercheurs ont découvert ce qu’ils appellent l’ADN de l’innovateur. Cet ADN est composé de 5 importantes compétences: (1) la capacité intellectuelle d’associer «ou de connecter» des idées ensemble, (2) la curiosité, (3) l’observation, (4) le travail en réseau pour apprendre de nouvelles choses et (5) l’expérimentation de nouvelles idées.
Vous conviendrez avec moi que les 5 compétences mentionnées évoquent le profil d’un scientifique qui passe son temps à réfléchir et à échanger ses idées avec d’autres et faire de l’expérimentation pour découvrir et apprendre de nouvelles choses! Cette démarche est complètement en phase avec la méthodologie «Lean Startup». Bien entendu, ce type de gestion va à contre-courant de l’opinion générale des gestionnaires et entrepreneurs traditionnels qui prônent l’exécution des plans pour opérer efficacement une organisation! OUI, les traditionnels ont raison, car ils ont été formés pour opérer des organisations matures dont tous les processus sont maîtrisés et les problèmes bien définis et caractérisés par de faibles risques. Évidemment, toute startup aspire à devenir une entreprise mature et cette transition passe par le processus de maturation de son offre et l’augmentation de ses ventes. Une des responsabilités importantes de l’équipe managériale est de faire face aux défis du succès. La culture organisationnelle doit se métamorphoser pour passer de la culture de l’expérimentation à celle de l’exécution. L’équipe managériale DOIT s’adapter à un nouveau style de gestion pour soutenir la croissance de l’entreprise.
La figure 2 montre la transitoire de la maturité d’un produit en fonction des compétences managériales requises. La ligne verticale en pointillé indique la frontière pour basculer d’une gestion entrepreneuriale à une gestion traditionnelle. À la lumière de cette figure, on comprend pourquoi certains entrepreneurs se font montrer la porte par le conseil d’administration de leur entreprise s’ils n’effectuent pas la transition mentale/compétence pour suivre l’évolution de leur entreprise. Le cas le plus célèbre est celui de Billy Durant, le fondateur de General Motors, qui a été remplacé par Alfred Sloan.
Conclusion
Personnellement, l’expérience m’a montré que les deux styles de gestion doivent cohabiter au sein de la même équipe de direction de toute organisation. Toutefois, cette tâche exige un leadership clairvoyant car le défi est de maintenir un équilibre entre deux méthodes de travail, à la limite, antagonistes! Ainsi, le dilemme de tout dirigeant d’entreprise devenue mature est de faire face à cette dualité d’une entreprise qui doit être axée sur l’exécution en adoptant une gestion traditionnelle et sur l’innovation en maintenant une une gestion entrepreneuriale. Jeff Bezos, le dirigeant d’Amazon, a adopté le slogan «It’s still day one» pour rappeler à ses collaborateurs que son entreprise est encore une startup malgré sa progression phénoménale. Malheureusement, beaucoup d’entreprises négligent le maintien systématique de l’innovation une fois elles sont devenues matures et finissent par disparaître. À cet effet, je vous invite à lire mon dernier article.